Notre inconscient, mythe ou réalité ? [reportage]
Notre inconscient, mythe ou réalité ?
Bien avant Freud, les philosophes de l’Antiquité avaient eu l’intuition de cette part d’obscurité cachée derrière nos actes ou nos sentiments. Aujourd’hui, l’inconscient reste un mystère… personne n’a jamais pris une photographie de l’inconscient. Certains se représenteront l’inconscient comme une énorme masse sombre et secrète, un dieu obscur qui peut faire et défaire notre bonheur. D’autres s’en font l’image d’une voix providentielle qu’il suffit d’écouter pour être heureux. Nous lui attribuons une volonté, un but, comme s’il était une personne à part entière.
Au-delà des idées reçues, que savons-nous exactement de l’inconscient ? Quelle est sa fonction dans nos vies ? Il s’exprime de mille manières, par des lapsus, des actes manqués, des émotions, des symptômes. Mais savons-nous l’écouter ? Certains y parviennent, d’autres s’y refusent.
Depuis Freud, nous savons que les rêves sont ses premiers messagers. « Les avancées des neurosciences, les sciences du cerveau, confirment les intuitions de Freud sur la réalité de l’inconscient », assure Boris Cyrulnik. En dehors de la psychanalyse, différentes méthodes peuvent nous aider à éclairer cette face cachée.
Partons à la découverte de notre partenaire le plus précieux et le plus secret.
Aujourd’hui, l’idée d’un inconscient en nous n’étonne plus personne… Si nous perdons, deux jours de suite, les clefs de la maison, nous pensons : « C’est un acte manqué », sous-entendu un message de l’inconscient. Après un cauchemar, nous interrogeons nos amis : « Selon toi, que signifie mon rêve ? Que je veux inconsciemment rater mon examen ? » Quand un proche enchaîne les ratages amoureux, nous lui suggérons que, peut-être, il refuse inconsciemment de s’engager. Mais savons-nous vraiment de quoi nous parlons quand nous faisons appel à cette entité ?
Nous avons tendance à nous l’imaginer en dieu obscur ne cherchant qu’à nous rendre malade ou malheureux. Ou, au contraire, en divinité généreuse dont il suffit de s’attirer les bonnes grâces pour réussir sa vie. Ou encore lui attribuons-nous une volonté, un but, comme s’il était une personne à part entière… Autant d’interprétations, autant d’erreurs.
Selon l’expression de Freud, l’inconscient est une « autre scène », dissimulée aux regards, où se joue notre existence. Il est le lieu du refoulement des pulsions, de nos souvenirs, des désirs qui nous angoissent où nous font honte. Sans en avoir conscience, nous pouvons être animés par une culpabilité qui nous pousse à nous autopunir en ratant notre vie amoureuse ou sociale parce que, par exemple, nous avons intériorisé et interprété certaines injonctions ou désirs parentaux. L’inconscient nous place face à une vérité dérangeante : des émotions, des fantasmes, des idées que nous ignorons peuvent déterminer notre vie davantage que notre volonté. Dans une époque qui fait la part belle au quantifiable et au rationnel, cette notion est très critiquée.
En 2010, le philosophe Michel Onfray a consacré des centaines de pages (Le Crépuscule d’une idole, sous-titré L’Affabulation freudienne aux éditions Grasset) à de violentes attaques contre ce qui ne serait qu’une émanation de la névrose de Freud, une idée fallacieuse née dans l’esprit d’un imposteur. L’inconscient est également très critiqué par des thérapeutes qui l’estiment dépassé et de nombreuses techniques psychothérapeutiques prétendent s’en passer. Alors que savons-nous exactement de cette réalité intérieure qui influencerait nos vies ?
L’inconscient, une vieille histoire ?
L’intuition d’un savoir intérieur caché n’est pas récente. Au IVe siècle, les rabbins, auteurs du Talmud, l’un des textes majeurs du judaïsme, avaient déjà compris que nos songes nous parlent de nos aspirations secrètes et de nos désirs inavouables. Du côté des philosophes, au XVIIIe siècle, Spinoza déplorait que les causes véritables de nos actions nous soient presque toujours cachées. Leibniz, dans ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain (Flammarion 1990), émettait l’idée de « petites perceptions inconscientes » influençant notre pensée. Toutefois, pour la philosophie, qui idéalise la conscience et la rationalité, l’inconscient ne recèle aucun savoir intéressant : c’est le lieu d’un manque, d’une confusion qu’il convient de balayer.
Le terme apparaît formellement un siècle plus tard. Selon le philosophe Schelling, l’inconscient est un élan vital qui unit les profondeurs de l’esprit et la nature. Schopenhauer, dans Le Monde comme volonté et comme représentation (Gallimard 2009), imagine des forces inconscientes qui régiraient à la fois les hommes et l’univers. Nietzsche, lui, a l’intuition d’un soi invisible – « maître plus puissant que le moi » – qui est le guide qu’il nous faut écouter, car le conscient est un « état personnel imparfait ».
A la fin du siècle, c’est aux médecins de s’en emparer en soignant les malades mentaux par l’hypnose. En 1889, Freud, lors d’un voyage à Nancy, observe son confrère Hippolyte Bernheim qui traite par cette méthode ses patients névrosés. Ces expériences lui permettent de réaliser qu’un autre moi coexiste avec la personnalité consciente. Pour désigner ce dernier, le psychologue Pierre Janet invente le terme de « subconscient » en 1889 dans son ouvrage L’Automatisme psychologique (L’Harmattan 2005). Mais, comme tous les psys de son temps, il pensait que cette part inconsciente était un état pathologique, le signe d’une dissociation psychique, d’une névrose grave. Aucun d’eux, Freud excepté, ne comprend que nous possédons tous un inconscient.
Une invention freudienne ?
Freud innove en inventant un inconscient qui parle, se déchiffre et guérit, un inconscient peuplé de désirs sexuels, agressifs, mégalomanes, inavouables, de pulsions de vie et de mort, et qui possède des lois internes. Il nous propose en fait une vision révolutionnaire de l’âme humaine.
Toutes les techniques actuelles d’exploration du psychisme ont une dette envers lui, rappelle le neuropsychiatre Boris Cyrulnik dans son livre De chair et d’âme (Odile Jacob, 2008). « Cette notion doit beaucoup à Carl Gustav Carus, professeur de zoologie à l’université de Vienne, qui, en 1850, écrit un livre – non traduit – intitulé Das Unbewusste (« l’inconscient »), dans lequel il soutient que les animaux savent sans savoir qu’ils savent. Quelques années plus tard, Eduard von Hartmann écrit sa Philosophie de l’inconscient (L’Harmattan 2008). Mais sans Freud, ces intuitions seraient restées parcellaires et éparpillées. »
Ami ou ennemi ?
L’inconscient ne nous veut ni bien ni mal. Nous en possédons un parce que notre moi refuse de laisser pénétrer dans la sphère consciente tout élément susceptible de nous heurter, de nous faire peur, de nous donner une trop mauvaise image de nous ou de ceux que nous aimons.
Imaginons qu’une personne dangereuse veuille entrer chez nous. Nous allons la mettre à la porte – la refouler – et installer des verrous pour être sûr d’être bien protégé. Naturellement, elle ne sera pas d’accord et insistera pour signaler sa présence. C’est ce qui se produit avec les pensées et désirs refoulés dans l’inconscient. Ils ne sont jamais suffisamment réduits au silence pour se faire oublier. Et ils profitent des failles de la conscience – un moment de fatigue, le sommeil… – pour s’exprimer sous la forme de rêves, de lapsus, d’actes manqués. Ils surgissent quand nous nous y attendons le moins.
Au lieu d’envoyer un SMS à notre amoureux, nous l’expédions à notre ex que nous ne réussissons pas à effacer de notre mémoire. Nous égarons l’adresse d’un rendez- vous professionnel dont dépend notre avenir matériel, mais qui ne satisfait pas notre créativité…
Autant de rappels à l’ordre de nos vrais désirs. La sensation que l’inconscient est un danger, une menace n’est rien d’autre que l’angoisse du moi conscient qui réalise qu’il ne peut pas tout contrôler.
Inné ou acquis ?
Pour les psychanalystes qui se réclament de Freud, nous ne naissons pas dotés d’un inconscient. Très tôt, les expériences agréables ou déplaisantes laissent des traces mnésiques (de mémoire) dans le cerveau. Mais l’inconscient n’apparaît qu’avec l’acquisition du langage. Et les premiers désirs refoulés sont liés aux élans incestueux oedipiens auxquels nous devons renoncer pour grandir. C’est la raison pour laquelle il est difficile à certains d’accéder à une vie amoureuse satisfaisante : ils ne parviennent pas à se détacher de leurs premières amours pour maman et papa, tout en croyant être passés à autre chose depuis des décennies.
C’est pour cette raison également que nous choisissons généralement, et sans nous en rendre compte, des partenaires qui ressemblent à nos parents. Car, ce qui est refoulé dans l’inconscient y survit éternellement, il « ignore le temps et la contradiction », nous dit Freud. A l’inverse, pour Jung (In Psychologie de l’inconscient – LGF, “Le Livre de poche”, 2010), disciple puis adversaire de Freud, il est présent dès notre naissance.
Et à côté de l’inconscient individuel se tient, selon lui, un inconscient collectif qui nous relie à nos ancêtres ou aux héros des grands mythes fondateurs de la civilisation. Dans une optique jungienne, une pomme dans un rêve renvoie au mythe du paradis terrestre. Quand nous rêvons d’un avion en difficulté, nous devons nous souvenir du mythe d’Icare, ce héros grec qui chute pour avoir volé trop près du soleil et n’avoir pas écouté les conseils avisés de son père. Une facon de poser que tous les êtres humains ont tous les mêmes rêves, les mêmes attentes et les mêmes difficultés à atteindre leurs buts.
Un dialogue amoureux ?
Les inconscients dialoguent, c’est certain. Sur le divan bien sûr, entre le patient et le thérapeute. Mais pas uniquement. Pour Jung, « ce sont les rapports humains. Vous ne pouvez pas être avec quelqu’un sans être complètement imprégné par cette personne ».
En amour, le phénomène vaut plus qu’ailleurs : « La réalité de l’inconscient dépasse la fiction, assure le psychanalyste Jacques-Alain Miller. Vous n’avez pas idée de tout ce qui est fondé, dans la vie humaine, et spécialement dans l’amour, sur des bagatelles, des têtes d’épingle, des “divins détails”. »
A sa suite, le psychanalyste Yves Depelsenaire, auteur d’Un musée imaginaire lacanien (Lettre volée, 2009), évoque à propos de la rencontre amoureuse : « Ce qui est décisif, c’est l’écho que nous trouverons dans l’autre de notre propre symptôme, notre propre exil intérieur. Un je ne-sais-quoi qui résonne avec notre inconscient. »
Un autre imaginaire ?
L’imaginaire est la voie royale vers l’inconscient. Dans une optique psychanalytique, l’imaginaire n’est ni illusoire ni mensonger, ce mot désigne tout ce qui se manifeste par des images : les songes de la nuit, les rêveries de la journée, les fantasmes et les mythes, ces éléments collectifs dont, selon Jung, nos âmes ont besoin pour se nourrir spirituellement.
Et n’oublions pas que, pour les psys, les fictions ont elles aussi une valeur de vérité : les petites histoires que nous nous racontons, les pensées vagabondes qui nous accompagnent tout au long de la journée, les scénarios que nous forgeons véhiculent nos désirs inconscients et des pans enfouis de notre personnalité. Même s’ils nous semblent absurdes, ils ont l’utilité de nous remettre en contact avec le petit enfant que nous avons été.
« L’image est une force agissante, il est légitime de la faire agir », écrivait le psychanalyste Charles Beaudoin (In De l’instinct à l’esprit – Imago, 2007). Des techniques telles que l’hypnose, le rêve éveillé, la visualisation ou les tests projectifs s’appuient justement sur son pouvoir créateur.
Le refuge de notre mauvaise foi ?
« Je ne crois pas en l’existence de l’inconscient, affirme le philosophe Robert Misrahi. Nous sommes toujours conscients, présents à nous-mêmes. L’inconscient n’est que le nom que nous donnons à nos obscurités, à nos complicités, nos passivités et nos ignorances. » (In Savoir vivre, manuel à l’usage des désespérés, entretiens avec Hélène Fresnel – Encre marine, 2010).
Pour de nombreux penseurs, en particulier Jean-Paul Sartre, l’idée d’un inconscient n’est qu’un prétexte pour démissionner en tant qu’humain responsable. C’est le refuge de la mauvaise foi et de la lâcheté : « Je ne savais pas ce que je faisais, ce n’est pas moi, c’est mon inconscient. »
En réalité, Freud nous invite à rendre l’inconscient le plus conscient possible. Pour son héritier, le psychanalyste Jacques Lacan, nous sommes responsables de lui. Nous avons à en répondre, ce qui signifie que nous devons connaître et affronter nos pensées et nos fantasmes inavouables, même si cela nous coûte moralement. C’est tout l’objet de la cure analytique.
Une zone dans notre cerveau ?
« Les avancées des neurosciences, les sciences du cerveau, confirment les intuitions de Freud sur la réalité de l’inconscient, assure Boris Cyrulnik. Et les théories analytiques permettent aux neurobiologistes de mieux saisir ce qu’ils observent. »
Loin d’enterrer Freud, de nombreux neurobiologistes tels Jean-Pol Tassin, ou neurologues tels Lionel Naccache, auteur du Nouvel Inconscient (Odile Jacob, 2009) vérifient ses hypothèses depuis plusieurs décennies.
Il n’existe pas à proprement parler de siège central de l’inconscient. Mais trois zones cérébrales sont impliquées dans les processus inconscients : les structures limbiques (le royaume des émotions et de la sensibilité affective), les zones associatives du cortex ou` se créent les liens entre les idées, les mots et les choses, et les aires sensorielles.
Le développement de la neuropsychologie permet également de mieux comprendre pourquoi nos conflits psychiques se traduisent si fréquemment par des maladies psychosomatiques, des douleurs physiques. En effet, le cerveau traite les mots exactement comme les sensations physiques. Une insulte est ressentie de la même facon qu’une gifle. Cette analogie explique pourquoi, après un choc, au lieu d’être malheureux, angoissé, nous pouvons nous sentir relativement serein… tout en nous mettant curieusement à souffrir de dorsalgies, de migraines ou de douleurs abdominales.
Un inconscient du corps ?
Les recherches actuelles le montrent : l’inconscient, ce n’est pas seulement « dans la tête », c’est toute une organisation psychocorporelle. Depuis la fin des années 1980, les neurobiologistes se penchent sur un deuxième inconscient, « cognitif ». Comme le décrit Boris Cyrulnik, il s’agit d’une mémoire purement corporelle, sans souvenirs, sans désirs secrets ni pensées honteuses. C’est grâce à lui que nous accomplissons les gestes du quotidien : nous laver les dents, sortir de chez nous, sauter dans le métro, rentrer, composer le code de la porte d’entrée sans même nous souvenir des chiffres, automatiquement, sans y réfléchir. Cet inconscient « corporel » explique aussi pourquoi sans le vouloir beaucoup d’enfants maltraités deviennent des adultes maltraitants. Ils ont intégré dans leur corps les gestes de la violence. Il peut également rendre compte des fausses allégations : une femme peut, par exemple, porter plainte « aujourd’hui » pour viol et éprouver le fait d’avoir été violée parce qu’elle l’a réellement été « dans le passé ». Son inconscient cognitif ayant conservé la trace du drame, il aura suffi que le sourire d’un homme dans le métro lui rappelle celui de son agresseur pour réactiver le drame.
Ainsi, l’inconscient n’est pas autre chose qu’une partie de nous-même, une partie de notre psyché. Si nous voulons vraiment comprendre nos émotions, nos vrais désirs, sortir de la spirale infernale de l’échec et nous épanouir, il est urgent d’accepter d’écouter notre inconscient.
P. Barrau